Emmanuel Todd : "Rien ne sépare les enfants d'immigrés du reste de la société"
LE MONDE | 12.11.05 | 17h12 • Mis à jour le 29.11.05 | 11h32
En 1995, vous
analysiez la "fracture sociale", expression dont le candidat Jacques
Chirac s'était alors servi avec succès pour sa campagne
présidentielle. Dix ans après, où en est-on ?
L'expression "fracture sociale" n'est
pas de moi. Elle est de Marcel Gauchet, mais elle m'est invariablement
attribuée. Tant pis, j'ai renoncé à lutter. Dans
une note de la Fondation Saint-Simon, à l'époque, j'avais
décrit la réapparition des forces populaires après
l'effondrement du communisme, en rappelant que les ouvriers et les
employés représentaient toujours 50 % de la population.
Au simple vu des recensements, l'idée giscardienne des "deux
Français sur trois" dans les classes moyennes ne tenait pas.
Entre deux élections, la
classe politique se laisse régulièrement aveugler par les
sondages d'opinion, qui sont le reflet des couches supérieures
de la société. Cela donne ces enquêtes qui montrent
que Balladur va être élu, que les
référendums vont passer facilement... Ce n'est que
pendant les campagnes électorales que les milieux populaires
s'activent progressivement. Chacun croit alors assister à un
changement d'humeur de l'électorat, quand il s'agit, en fait, de
l'émergence de l'opinion populaire : celle des gens qui n'ont
pas forcément un avis sur tout à tout moment.
Depuis dix ans, scrutin après
scrutin, l'aliénation des milieux ouvriers et populaires
à l'égard de la classe dirigeante au sens large n'a fait
que croître : les résultats du dernier
référendum du 29 mai sur l'Europe l'ont bien
montré.
Les violences dans les banlieues françaises sont-elles une conséquence de cette aliénation ?
Dans les années
récentes, la vie politique française n'a
été qu'une suite de catastrophes qui laissent les
observateurs étrangers de plus en plus stupéfaits et
narquois. La première catastrophe, c'est la
présidentielle de 2002, avec un premier tour qui amène
l'extrême droite dans le duo de tête et un second tour
où Jacques Chirac est élu avec plus de 80 % des voix.
La deuxième catastrophe, si
l'on se place du point de vue des classes dirigeantes, c'est le
référendum sur l'Europe. Pendant des mois, tous les
commentateurs étaient convaincus que le oui allait passer et,
à la fin, le non l'a emporté haut la main. Choc,
surprise, abattement. Les classes dirigeantes commencent tout juste
à se rendormir, en tentant de se persuader que la
société est redevenue stable, quand survient la
troisième catastrophe : cet embrasement des banlieues dont nul
ne sait encore s'il est terminé. Et, chaque fois, la
délégitimation des classes dirigeantes devient plus
flagrante.
Le scénario des catastrophes dont vous parlez est-il toujours le même ?
Non, elles ne font pas agir les
mêmes couches. Le Pen au second tour en 2002, c'est le vieux
monde populaire français qui forme le coeur du vote FN. Le non
au référendum, c'est l'entrée en scène
d'une partie des classes moyennes, liée à la fonction
publique, que je qualifierais de petite bourgeoisie d'Etat. La
troisième catastrophe, celle des banlieues, met en jeu d'autres
acteurs : des jeunes issus de l'immigration. Ceux-ci sont encore
séparés des milieux populaires français pour des
raisons historiques et culturelles, bien qu'ils appartiennent au
même monde en termes sociaux et économiques. Les trois
groupes que je viens de décrire ont en commun un antagonisme
à l'égard du système et des classes dirigeantes.
En revanche, on ne voit pas
apparaître de solidarité entre eux. Par exemple, je reste
persuadé que les deux classes qui ont produit le non au
référendum ˇ les milieux populaires et la petite
bourgeoisie d'Etat ˇ ont des intérêts profondément
divergents. Les premiers sont en rage contre le statu quo, qui
signifie, pour eux, chômage et écrasement des salaires
dans un monde ouvert à la concurrence ; la seconde désire
le maintien du statu quo, qui la laisse à l'abri du
libre-échange et lui assure une garantie de l'emploi.
N'y a-t-il pas un
antagonisme entre ces deux catégories et la troisième,
celle des jeunes issus de l'immigration qui brûlent des voitures?
C'est très inquiétant
de voir brûler des voitures, des autobus et des maternelles. Et
les choses peuvent encore dégénérer. Malgré
tout, je penche pour une interprétation assez optimiste de ce
qui s'est passé. Je ne parle pas de la situation des banlieues,
qui est par endroits désastreuse, avec des taux de chômage
de 35 % chez les chefs de famille et des discriminations ethniques
à l'embauche.
Mais je ne vois rien dans les
événements eux-mêmes qui sépare radicalement
les enfants d'immigrés du reste de la société
française. J'y vois exactement le contraire. J'interprète
les événements comme un refus de marginalisation. Tout
ça n'aurait pas pu se produire si ces enfants d'immigrés
n'avaient pas intériorisé quelques-unes des valeurs
fondamentales de la société française, dont, par
exemple, le couple liberté-égalité. Du
côté des autres acteurs, la police menée par le
gouvernement, les autorités locales, la population non
immigrée, j'ai vu de l'exaspération peut-être, mais
pas de rejet en bloc.
Voulez-vous dire
que les jeunes se révoltent parce qu'ils ont
intégré le modèle républicain et sentent
qu'il ne fonctionne pas ?
Exactement. Je lis leur
révolte comme une aspiration à l'égalité.
La société française est travaillée par la
montée des valeurs inégalitaires, qui touche l'ensemble
du monde développé. Assez bien admise aux Etats-Unis,
où son seul effet politique est le succès du
néoconservatisme, cette poussée inégalitaire
planétaire passe mal en France. Elle se heurte à une
valeur anthropologique égalitaire qui était au coeur des
structures familiales paysannes du Bassin parisien. Ce substrat, qui
remonte au XVIIe siècle, ou plus loin encore, ne se retrouve pas
du tout dans la paysannerie anglaise, chez qui la transmission des
terres était inégalitaire.
Quand on est en haut de la
société, on peut se faire à la montée de
l'inégalité, même si on est contre sur le plan des
principes : ce n'est pas trop inconfortable. En revanche, les milieux
populaires ou les classes moyennes la vivent très mal. Cela
donne le vote FN, qui a une composante d'égalité, avec
cette capacité à dire merde aux élites, et une
composante d'inégalité, avec le fait d'aller chercher
plus bas que soi l'immigré bouc émissaire.
Pour ce qui est des gosses de
banlieue d'origine africaine ou maghrébine, ils ne sont pas du
tout dans la même situation que les Pakistanais d'Angleterre ou
les Turcs d'Allemagne. Chez nous, les taux de mariages mixtes
tournaient au début des années 1990 autour de 25 % pour
les filles d'Algériens, alors qu'ils étaient de 1 % pour
les filles de Turcs et d'epsilon pour celles de Pakistanais. La simple
mixité ethnique des bandes de jeunes en France est impossible
à concevoir dans les pays anglo-saxons. Evidemment, je ne suis
pas en train de donner une vision idyllique de la France de 1789 qui
serait à l'oeuvre, avec le postulat de l'homme universel, ce
rêve des nationaux républicains.
Que pensez-vous de la réaction de la République face aux émeutes ?
Je n'étais pas contre la
possibilité d'un couvre-feu devant des violences vraiment
inquiétantes. Dans l'ensemble, je trouve que la réaction
de la police et du gouvernement a été très
modérée. En mai 1968, on criait bêtement "CRS :
SS", mais, en face, les forces de l'ordre ont fait preuve d'une
maîtrise exceptionnelle. A l'époque, les milieux de gauche
disaient que la police n'avait pas tiré parce que la bourgeoisie
ne voulait pas tuer ses propres enfants.
Là, dans les banlieues, on a
vu que la République ne tirait pas non plus sur les enfants
d'immigrés. Ceux-ci n'étaient d'ailleurs pas seuls
concernés. Il y a eu un effet de capillarité entre toutes
les jeunesses, même au fin fond de la province française.
Le premier décès, périphérique aux
événements, a entraîné une décrue
immédiate. La presse étrangère qui ricane de la
France devrait méditer cet exemple.
Je trouve d'une insigne
stupidité de la part de Nicolas Sarkozy d'insister sur le
caractère étranger des jeunes impliqués dans les
violences. Je suis convaincu au contraire que le
phénomène est typique de la société
française. Les jeunes ethniquement mélangés de
Seine-Saint-Denis s'inscrivent dans une tradition de soulèvement
social qui jalonne l'histoire de France. Leur violence traduit aussi la
désintégration de la famille maghrébine et
africaine au contact des valeurs d'égalité
françaises. Notamment l'égalité des femmes.
Pourtant, malgré les soubresauts inévitables, la
deuxième et la troisième génération de fils
d'immigrés s'intègrent relativement bien au sein des
milieux populaires français, et certains rejoignent les classes
moyennes ou supérieures.
Si je ne suis pas optimiste sur le
plan économique ˇ je pense que la globalisation va peser de plus
en plus sur l'emploi et les salaires ˇ, je suis optimiste sur le plan
des valeurs politiques. En termes de résultat, après ces
deux semaines d'émeutes, que voit-on ? Ces gens
marginalisés, présentés comme extérieurs
à la société, ont réussi à travers
un mouvement qui a pris une ampleur nationale à intervenir dans
le débat politique central, à obtenir des modifications
de la politique d'un gouvernement de droite (en l'obligeant à
rétablir les subventions aux associations des quartiers). Et
tout ça en réaction à une provocation verbale du
ministre de l'intérieur dont on va sans doute s'apercevoir
qu'ils auront brisé la carrière. On peut être plus
marginal !
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Emmanuel Todd, 54 ans, est historien et démographe. Essayiste original, il a notamment publié, en 1994, Le Destin des immigrés (Seuil).
Propos recueillis par Raphaëlle Bacqué, Jean-Michel Dumay et Sophie Gherardi